dimanche 12 octobre 2008

"Be Happy" de Mike Leigh : La tyrannie de la bonne humeur

Au commencement, il y avait le rire. Puis vint le reste. Au commencement, il y avait les Rigolus. Puis vinrent les Tristus (1). Au commencement, la pomme d'Adam d'Adam tressautait sans cesse tant Adam riait. Puis vint le pêché de la chair triste.
Sans remonter aux origines, le Be happy (2) de Mike Leigh se fonde sur un a priori que plus personne ne discute ; plus qu'un a priori, une évidence, une "loi naturelle" : rire, c’est quand même plus rigolo que ne pas rire. Ou pour parler le même langage qu’empruntent les évidences : pas rire, c’est pas cool. C’est caca, quoi !

Fort de cette évidence, le film avance au même rythme que son héroïne. La focalisation sur Poppy à l’exclusion des autres personnages tient lieu d’argument essentiel à une intrigue au demeurant minimale. Le point de vue de la pétillante Poppy finit par donner au film son message essentiel : du moment qu’on ne voit que Poppy, c’est que Poppy a raison. Et vice versa. Collée aux basques de cette insouciante, la caméra de Mike Leigh nous montre tous ses hauts et ses quelques (rares) bas. Poppy monte un joli vélo que tout ado "alternatif " rêverait d’avoir. Poppy conduit en zigzagant, l’air de bonne humeur (forcément). Poppy découvre un marché aux puces (forcément bis). Poppy entre dans une librairie et nous fait rire aux dépens du Tristus barbu qui fait office de libraire. Poppy se fait voler son vélo mais "garde la banane". Poppy fait la bringue avec ses copines. Poppy reste un véritable boute-en-train après une nuit de bringue. Bon sautons quelques épisodes ! Poppy rencontre Scott, le moniteur d’auto-école. Très vite, Poppy, tels Socrate, Freud et Bourdieu réunis, comprend tout : Scott est forcément fils unique, enfant battu, etc. Impressionnante Poppy !

Mais ce n’est pas fini. Poppy s’aventure seule dans la "zone". C’est vachement craignos, on le voit, et si on ne l’avait pas vu, la musique est là pour nous le signaler. Elle en a, la Poppy, pour oser pénétrer dans ce décor digne d’un film d’horreur. Elle remonte à la source d’une voix étrange, bravant la nuit, la zone craignos qu’on voit bien qu’elle est craignos et que la musique nous aide sinon à voir, qu’elle est craignos, la zone. Poppy rencontre un homme étrange. Et miracle, Poppy le comprend. Non, comprendre, c’est pas bon ça ! Poppy le sent. Au point de communiquer avec lui. Au point de nous faire sentir qu’on est nul, qu’on ne sent pas, qu’on était insensible. Et on se dit merde, la prochaine fois qu’on tombe sur un clodo en plein délire, on se jette sur lui et on va le sentir, ah oui, qu’on va le sentir, on va lui en donner du "sentir" jusqu’à ce qu’il en bave, le clodo. On se calme !
Ramenés à notre triste, forcément triste, condition de spectateurs non-poppiens, nous voici prêts à tout pour être des Rigolus, pour être cools, pour être Poppy. Le film continuera à enfiler tous les clichés possibles. Mais déjà assommés, vaincus, convertis, nous ne sommes plus que yeux et ouïes acquis à Sainte-Poppy.


Poppy est tolérante, anti-raciste, drôle, attentionnée, a de jolies jambes que les copines envient, baise bien, a bien bourlingué, s’est penché sur la pauvreté du monde, est capable, entre deux rires de pitié mélancolique, reste gentille avec sa sœur coincée, garde la banane malgré un lumbago douloureux, a un mot pour chacun, comprend tout, voit tout, sait tout, n’en jetez plus ! On sort de la salle de cinéma en se demandant si la vie vaut désormais la peine d’être vécue si on n’est pas poppien, si on n’est pas Poppy. On en sort également en se demandant si ce fut bien un film de Mike Leigh, le Mike Leigh dont on avait vu, revu et aimé les Naked, Deux filles d’aujourd’hui. Même Secrets et mensonges, pourtant de facture plus classique, même Vera Drake, pourtant focalisé sur le personnage éponyme, même Topsy Turvey, pourtant soumis aux contraintes de la reconstitution d’époque avaient su nous proposer une galerie de personnages complexes, loin de la caricature de ce Be Happy. Qu’est ce qui lui a pris à notre Mike pour charger ainsi la barque ?

Le choix d’adopter systématiquement le point de vue de son héroïne et de ne la quitter quasiment jamais n’est pas contestable en soi (3). Mais Poppy vampirise le film jusqu’à en faire un chant à sa seule gloire et celle de son insouciance. Si le propos était de faire d’elle une sorte de Mychkine-Rigolus dont la présence perturbe, dérange et change les autres, on est loin de l’Idiot. Et si le verbe s'est fait chair grâce au Terence Stamp de Théorème, ici, il subsiste verbe. Souvent drôle certes, il frise souvent le verbiage autiste. Au générique final, on se surprend même à se demander si tout cela n’était pas une farce, si ce bon vieux Mike Leigh n’avais pas exprès grossi le trait pour tourner en dérision le caractère résolument béat, envahissant et tyrannique de son héroïne. Car tyrannique, Poppy l’est assurément, de la tyrannie de ceux qui sont sûrs de leur bon droit. La tyrannie de ceux dont la caméra épouse le point de vue et leur assure ainsi le dernier mot. Si ce n’est tous les mots.

Une seule fois cependant il fut possible à l’une des victimes de la bonne humeur poppienne de se justifier. Ce fut Scott et son coup d’éclat violent vers la fin du film. On se demande alors si Mike Leigh a entendu son Scott. Et il aurait dû, s’il voulait percevoir dans sa colère le premier reproche que l’on peut adresser à Poppy : de quel droit impose-t-elle aux autres sa bonne humeur ? Il n’avait rien demandé le libraire. Qui de nous n’apprécierait pas de trouver un jeune libraire original, visiblement féru de livres, discret, laissant les clients regarder à leur guise ? Sûrement pas Poppy qui le taquine, le nargue, l’embête. Il a beau l’ignorer, peine perdue ! Mike Leigh met les rieurs du côté de son héroïne. Brusquement, le libraire apparaît ridicule, ennuyeux, sans humour, donc, un Tristus.
Tristus également le patient qu’aborde la copine-clone-raté de Poppy dans la salle d’attente du kiné. Tristus aussi la collègue stressée, probablement trop sérieuse, qui cherche son salut dans des cours de tango. Tristus encore la sœur dont le portrait est brossé à grands coups de rouleau de peinture, sans nuance aucune. Tristus son mari qu’elle empêche de pratiquer sa passion, les jeux vidéo. Tristus enfin et surtout Scott dont le portrait, lui, est brossé, non, bâti, coulé à grand coups de bétonnière. De la fine ouvrage.


Que dit en substance Scott ? Qu’il était content dans son monde, qu’il avait trouvé un équilibre, le sien, qu’il aime son travail, qu’il est un bon moniteur. Est-il illégitime de clamer son droit de garder cet équilibre ? Admettons que non, du moins dans le cas de Scott, tant il est vrai qu’il réunit tous les défauts : aigri, raciste, malheureux, homophobe, à l’ésotérisme délirant, limite pervers, bref un inadapté social, un cas maladif, un beau en plus, du pain bénit pour tout apprenti psychanalyste. Mais en disant non au désir de Scott de demeurer dans sa bulle, que lui propose-t-on ? De rire, de s’habiller bariolé, de sortir le soir, de faire la bringue, d’être Poppy. Simpliste nous dirait-on. Admettons encore. Proposons lui alors, message subliminal du film, de vivre sa passion. Mais alors, pas la lecture, sinon, cela en ferait un libraire barbu avec béret. Tristus horribilis ! Ni le jardinage comme la sœur. Tristus ringardus ! Le tango peut-être ? Pas trop non plus ou alors sans se soumettre aux règles d’apprentissage, en n’en faisant qu’à sa tête. En revanche, Scott pourrait regarder le foot avec ses copains ou y jouer. Comme le petit-ami de Poppy. Il pourrait également s’adonner aux jeux vidéo, mais attention les jeux vidéo pour les enfants, nous disent Poppy et ses copines, c’est pas cool. Bon, ce n’est pas gagné.

D’autant moins que l’on risque de sortir Scott d’une bulle pour le plonger dans une autre. Et c’est là ce que sous-entendent les reproches de ce dernier. Volontiers christique, Poppy veut "libérer" les gens de leurs bulles, mais qu’en est il de la sienne ? Qu’en est-il de sa cécité ? Avant de rencontrer Scott, voyait elle tous les problèmes que le discours de ce dernier, certes haineux, pointe ? Avant d’être confrontée à la violence de cet enfant dans sa classe, avait elle réfléchi sur les réalités familiales et sociales que cette violence trahit ? Perturbatrice et dérangeante, Poppy l’aurait été bien plus si le film n’avait pas chargé la barque du pauvre Scott et enchaîné les stéréotypes.

Ah, mais on allait oublier : Poppy a bourlingué partout. Poppy était le nez dans la misère du monde. Elle a voyagé, elle a vu, elle sait. On l’a vu, elle ne verrouille pas la portière de la voiture, elle, comme le lui conseille Scott. Elle va au devant des clochards la nuit dans la zone-qu’elle-est-craignos-et-qu’elle-est-sombre. Elle leur parle. Ils l’entendent. Elle parle aussi aux petits écoliers. Qui l’entendent. Elle parle aussi avec la collègue stressée. Elle la comprend. Sainte-Poppy ne transforme pas tout ce qu’elle touche. Mais le cœur y est. Un petit moment de mélancolie télégénique sur un escalier et hop, c’est reparti. D’autres Scott attendent. D’autres Tristus attendent. Super Poppy Rigolus est toujours sur la brèche.


(1) Ceux qui ont connu le Pif gadget des débuts, se souviennent sûrement des fameux Rigolus et Tristus.

(2) Les distributeurs français ont préféré l'injonction "Be happy" au titre original "Happy-Go-Lucky", un adjectif anglais que traduit le français "insouciant".

(3) La même semaine, nous avons eu l'occasion de voir et apprécier le dernier opus des Frères Dardenne. Et bien qu'on ne la quitte jamais, la Lorna des cinéastes belges offre une personnalité autrement plus complexe, contrastée et, surtout, laisse les autres personnages exister, jusqu'aux plus secondaires.


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